Qui veut-on protéger, les abeilles ou les producteurs de pesticides ?

Cet article a été publié dans la Revue Suisse d’Apiculture. Vu son importance, j’ai pris la décision de le rendre public sur mon blog

Aebi A (2020) Qui veut-on protéger, les abeilles ou les producteurs de pesticides? Revue Suisse d’Apiculture N°1-2/2020: 37-39

Au mois d’octobre 2019, j’ai participé au 14ème meeting du groupe de protection des abeilles de l’ « International Commission for Plant-Pollinator Relationships » (ICP-PR). Ce symposium, organisé par le Centre de recherche apicole et sponsorisé par les Offices fédéraux de l’agriculture et de l’environnement, traitait du thème « abeilles et pesticides ». La teneur et les résultats de ce symposium m’ont convaincu que la Suisse ne fait pas tout ce qu’elle pourrait faire pour protéger la santé des pollinisateurs, et plus particulièrement des abeilles.

Quelques mots d’introduction sur les participants au symposium, pour bien comprendre qui en ont été les acteurs principaux. Au niveau Européen, les procédures d’évaluation des risques environnementaux liés à l’utilisation de pesticides s’appuient sur l’expertise de l’Organisation Européenne et méditerranéenne de protection des plantes (EPPO). Les tests investiguant les effets des pesticides sur les organismes non ciblés sont développés par l’Organisation pour la Coopération et le Développent Économique (OCDE). Toutefois, l’EPPO et l’OCDE n’ayant pas les compétences scientifiques et techniques spécifiques pour prendre position sur les risques encourus par les abeilles, ce travail a été délégué à un groupe international compètent en la matière, l’ICP-PR. Ce groupe a été fondé en 1950 par Anna Maurizio, une chercheuse en apidologie suisse, pour documenter scientifiquement les interactions entre les abeilles et les plantes.

Aujourd’hui, ce groupe de travail est chargé de l’élaboration des lignes directrices de l’évaluation des risques encourus par les abeilles. Il se compose de scientifiques, de représentants des administrations publiques, de représentants de l’industrie agrochimique et de consultants qui réalisent les tests ou élaborent les dossiers d’homologation pour ces mêmes firmes. Les industries produisant les pesticides contribuant au déclin de nos abeilles sont donc invitées à participer à l’établissement des règles du jeu de leur homologation et du contrôle de leurs impacts sur les abeilles. Depuis longtemps, la communauté scientifique craint que l’industrie s’est positionnée comme juge et partie dans ces procédures (Simon Delso 2010 ; CEO 2010).

C’est sans surprise alors qu’on constatera que les fondements scientifiques nourrissant les réflexions de ce groupe sont la cible de critiques fortes de plusieurs observateurs indépendants soucieux de la sauvegarde des abeilles depuis de nombreuses années. Par exemple, l’ICP-PR considère qu’une perte de 30% du couvain en général ou de 50% des œufs et des larves est normale, car une telle situation pourrait se produire en cas d’aléas climatiques. L’appréciation de l’ICP-PR trahit le fait que ce groupe ne regarde pas le problème du point de vue des apiculteurs, encore moins des abeilles, mais ce celui de l’industrie. Comme l’explique Noa Simon Delso: « C’est ignorer qu’un apiculteur ne peut pas se permettre de perdre systématiquement 30 à 50% d’une colonie chaque fois qu’elle a récolté du miel sur des cultures traitées ».

Autres exemples : l’ICP-PR a refusé longtemps de considérer la toxicité chronique d’une molécule pour les abeilles dans leur procédure d’homologation. Ce manquement n’a été corrigé que récemment sous la pression de l’EFSA (European Food Safety Authority). Mais à ce jour, les observateurs indépendants souhaitent encore un test évaluant la toxicité chronique pour les bourdons et les abeilles sauvages afin de ne pas ignorer l’impact de molécules potentiellement très toxiques sur le long terme pour les autres pollinisateurs. Il y a donc encore des décalages flagrants entre ce que propose l’ICP-PR et ce que souhaiterait la recherche indépendante.

Malheureusement, ce que j’ai pu observer lors du 14ème symposium de l’ICP-PR corrobore les critiques faites à l’encontre de ce groupe par une partie de la communauté scientifique. Le symposium a été ouvert par Eva Reinhard, la directrice de l’Agroscope qui a souligné à quel point notre souveraineté alimentaire et notre économie ont besoin de l’industrie agrochimique. Elle a en outre exprimé son inquiétude à l’encontre des deux initiatives fédérales sur les pesticides, appelant les scientifiques à s’exprimer et à « chercher des solutions » à ce problème. Mais des solutions à quel problème au juste ? A ce stade, je n’étais pas certain de comprendre.

Durant les jours qui ont suivis, j’ai assisté aux présentations des chercheurs, des responsables des groupes de travail de l’ICP-PR et des décideurs, qui ont esquissé les résultats de leur recherche, les nouvelles méthodes d’évaluation des risques ou encore l’effet de nouvelles molécules sur les abeilles. En fin connaisseur des néonicotinoïdes, je m’attaderai sur une conférence en particulier, qui m’a particulièrement frappé.

La conférence, donnée par Ed Pilling  (Corteva), traitait de l’exposition des pollinisateurs au sulfoxaflor suite au traitement de plusieurs cultures en Europe. Le sulfoxaflor est présenté comme alternative aux néonicotinoïdes mais, dans les faits, il est très proche dans sa structure chimique et dans ses modes d’actions. Selon l’exposé de M. Pilling, les résultats de ses recherches semblent encourageants car ils montrent en effet qu’il y a très peu de résidus sur les plantes au moment où elles sont en fleur et que ces résidus sont sans danger. Cependant, ces résultats sont en désaccords avec une étude récente publiée en 2018 dans la prestigieuse revue Nature (Siviter et al. 2018). Les auteurs de cette étude démontrent en effet que l’exposition chronique au sulfoxaflor par le biais des résidus post-traitements, induisait des effets sub-léthaux sévères aux bourdons. 

A la pause, je me suis donc approché de M. Pilling pour lui demander s’il connaissait ce papier et pour savoir ce qu’il en pensait. Il m’a confié être très surpris que cette étude ait passé la rampe de l’évaluation par les pairs car elle n’était, selon lui, pas basée sur une méthodologie adéquate. Sachant que les demande d’homologation des pesticides à base de sulfoxaflor sont évaluées en ce moment par les états membres de l’Union Européenne et par la Suisse, que l’Union Nationale des Apiculteurs français vient d’obtenir son interdiction en France[1], et que l’administration Trump vient de les remettre sur le marché après qu’ils aient été interdits en 2015[2], on comprend bien pourquoi les chercheurs indépendants veillent à ce que leur résultats soient pris en considération lors de l’homologation de pesticides connus pour être problématiques pour la santé des abeilles. 

A l’issue du symposium, le mot de la fin est revenu à un participant nord-américain de l’Agence américaine de protection de l’environnement qui a remercié les organisateurs en disant : « The problems Europe is facing are of global relevance ». C’est en discutant de l’épilogue de cette réunion avec plusieurs collègues que j’ai compris que le problème dont il était question dès l’ouverture du symposium est bel et bien le fait de devoir faire face à des moratoires, des interdictions, des retraits du marché de leur pesticides suite aux études démontrant leurs effets désastreux sur l’environnement.

L’intitulé du workshop n’aurait donc pas dû être « Hazards of pesticides to bees » mais « Hazards of pesticide bans to the agrochemistry industry » ! Manifestement, l’Agroscope accorde plus de poids à au volet économique de sa mission qu’au volet environnemental.

Alexandre Aebi, apiculteur et Professeur titulaire aux Instituts de biologie et d’ethnologie de l’Université de Neuchâtel.

Références

Simon-Delso N (2010) Qui décide ? Entre quelles mains se trouve l’avenir de nos abeilles ? Abeille & Cie138 : 26-28

Corporate Europe Observatory et La Coordination Apicole Européenne (2010) Le futur des abeilles est-il entre les mains du lobby des pesticides ? La Commission Européenne laisse les firmes multinationales élaborer les règles en matière de pesticides. https://www.apiservices.biz/documents/articles-fr/futur_abeilles_entre_mains_lobby_pesticides.pdf (page consultée le 03.01.2020).

Siviter H, Brown MJF & Leadbeater E (2018) Sulfoxaflor exposure reduces bumblebee reproductive sucess. Nature 561 : 109-112.


[1] https://www.unaf-apiculture.info/actualites/nouvelle-victoire-l-interdiction-du-sulfoxafor-confirmee-par-la-commission-des.html page consultée le 3.01.2020

[2] https://cen.acs.org/articles/93/i46/US-Bans-Sulfoxaflor-Pesticide.htmlhttps://cen.acs.org/environment/pesticides/Sulfoxaflor-pesticide-returns-US-market/97/web/2019/07 pages consultées le 3.01.2020

Illustration: Mandril

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